Le 19 juin 2010, Ars Industrialis tenait une séance publique au théâtre de la Colline sur le thème des techniques de soi. Intervenaient Robin Renucci, Marc Valleur, Julien Gauthier et moi introduction générale aux techniques de soi. Vous retrouverez ici l'enregistrement vidéo de cette séance Image empruntée à Chris Ware Sur le site d'Ars Industrialis, vous trouverez l'enregistrement audio de la deuxième séance de l'atelier des techniques de soi, que j'anime avec Julien Gauthier et Cécile Cabantous. Mon intervention portait sur deux points une introduction générale, reprise et améliorée dans la séance publique ultérieure au théâtre de la Colline, et une première version d'un travail sur la lecture comme technique de soi. Image empruntée à Chris Ware Le 13 décembre dernier, l'association Ars Industrialis s'essayait à une forme de réflexion collective nouvelle pour elle un atelier d'une demi - journée, sans véritable conférence, et faisant une place plus large aux débats. Une vingtaine de personnes participait à cette réunion. Le sujet retenu était " les techniques de soi ". Je reprends ici la courte introduction qui m'avait été demandée, en y intégrant quelques notes. Elle comprend peu d'éléments originaux. Il s'agissait en quelque sorte de donner un témoignage sur ce qu'un membre de l'association comprenait et retenait de cette notion, quelle place elle pouvait prendre dans son propre travail, et quelles perspectives elle lui semblait dessiner du point de vue des objectifs communs. CULTURE DE SOI , TECHNIQUES DE SOI UNE NOTE D'INTRODUCTION J'examinerai la position de la question ; son vocabulaire ; à titre d'exemple, ce que ce thème m'a apporté à propos de la lecture; et, pour ouvrir la discussion, ce que peut signifier la culture de soi pour Ars Industrialis. Une bibliographie vous est proposée. Bernard Stiegler a ajouté le livre de Jacques Derrida que je n'ai pas lu. 1/ La position de la question Elle est résumée dans le livre de Bernard Stiegler "Prendre soin de la jeunesse et des générations" . Foucault, ayant entrepris, dans les années 1980, une histoire de la sexualité, avait interrompu la publication de ses recherches après le premier tome La Volonté de savoir . Il expliquait lui même que, si l'analyse des pratiques discursives et l'analyse des relations de pouvoir et de leurs technologies lui étaient familières, " en revanche, l'étude des modes selon lesquels les individus sont amenés à se reconnaître comme sujets sexuels me faisait beaucoup plus de difficultés ". Comment l'être humain avait-il constitué cette expérience historique à travers laquelle il s'était finalement pensé comme homme de désir ? Michel Foucault entreprenait alors un long détour par ce qu'il a appelé " l'herméneutique du sujet ", la relation entre subjectivité et vérité. Cette recherche était l'occasion de ce qu'il considérait comme un nouveau point de départ théorique le " souci de soi " " épiméléia seautou " ou " cura sui ". Foucault essaie ainsi de proposer une histoire de cette démarche du souci ou du soin de soi, de Platon aux stoïciens de la période hellénistique ; et, sur cette base, il construit une notion plus générale de " culture de soi ". Il rejoint ainsi la démarche théorique de Pierre Hadot qu'il reconnaît comme une de ses sources. Pierre Hadot a un point de départ différent c'est la critique d'une certaine manière traditionnelle de lire les philosophes grecs pour en dégager des idées ou des doctrines. Contre cette lecture, Hadot souligne que la philosophie critique est d'abord la conversion à une certaine forme de vie, un travail de soi sur soi à travers un ensemble d' " exercices spirituels " la philosophie elle même est un tel exercice. Entre Pierre Hadot et Michel Foucault, il existe de nombreuses différences, notamment mais pas seulement, sur le contenu de la notion de culture de soi et sur son histoire, sur lesquelles le premier s'est exprimé de manière explicite. Pour l'un comme pour l'autre, le souci de soi se constitue à travers des pratiques. Michel Foucault parle des " arts de soi-même " Ecriture de soi, p 1234, de la " pratique de soi " idem, p 1239, des " techniques de soi ", parmi lesquels " l'écriture de soi " ; Pierre Hadot parle d' " exercices spirituels " préparant à un " art de vivre ", un " style de vie ". Le soin repose sur l'exercice ; il consiste d'abord en une pratique. Parmi les différences, une est particulièrement significative pour nous c'est le rôle que Foucault attribue aux hypomnemata dans la mise en place des techniques de soi " Self technology " en anglais. 2/ Le Vocabulaire [ autour du souci de soi] Grec Mélétè1 soin ; 11 souci ; 12 sollicitude2 action de s'occuper de ; 21 pratique, exercices, ex pratique des fatigues, de la mort, chez les Spartiates ; 22 exercice de préparation oratoire ; 23 sujet d'étude, étude avec Mathèsis Epiméléia1 soin ; 2 surveillance, gouvernement, administration construit à partir de mélétè comme surveillance à partir de veille Epiméléia séauthouSoin, souci de soi Mélétao1 prendre soin ; 11 en général ; 12 en médecine2 s'occuper, exercer, pratiquer un art, en particulier l'art oratoire MélétèmaEtude, exercice pratique Epiméléomai1 avoir soin, s'occuper, veiller2 prendre soin d'une chose, gouverner, contrôler3 s'appliquer à , s'exercer MédéoPrendre soin de, protéger Thérapéia1 soin ; 11 soin religieux ; 12 soin pour les parents ; 13 soins attentifs, sollicitudes ; 14 soins quotidiens, traitements médicaux2 le train des serviteurs, la suite Askèsis1 exercice, pratique d'un art2 exercices gymniques, genre de vie des athlètes3 genre de vie, profession, part. en parlant des philosophes Phrontis1 souci, inquiétude2 manière de penser3 sujet de méditation4 pensée, réflexion, méditation. Latin Cura1 soin, gouvernement2 administration d'une chose publique3 travail, ouvrage de l'esprit4 souci, inquiétude5 souci amoureux Curo1 avoir soin, soigner, veiller2 s'occuper, faire le nécessaire3 administrer4 méd soigner, traiter, guérir5 payer, faire payer, régler Medeor1 soigner, traiter, remédier, guérir2 être bon pour un médicamentForme active medeo ; medicus médecin MeditorFréq. de medeor1 méditer, penser à , réfléchir2 préparer, méditer qque chose, avoir en vue3 travailler, étudier Meditatio1 réflexion, méditation2 préparation à la mort, apprentissage, préparation de discours3 pratique habituelle, habitude [autour de la culture] Chez les Grecs, paideuo et paideia veulent dire éduquer, enseigner et éducation, enseignement ; culture et civilisation ; instruction de l'esprit. Paideusis a un sens proche de paideia. Paideutès le maître ; paideuma l'élève, le savoir, l'école. Pour " enseigner " le grec a aussi didaskein, didaskalia et o didaskalos, le maître. Latin classique Cultus1 action de cultiver, de soigner2 action de cultiver ou d'honorer une chose culte des arts libéraux ; culte des dieux3 la manière dont on est cultivé, le genre de vie, l'état de culture ou de civilisation." Homines ad hunc humanum cultum civilemque deducere " Amener les hommes à cette culture civile et humaine. Cicéron, De recherche, luxe élégance Cultio1 action de cultiver2 vénération, culte Cultura1 action de cultiver2 agriculture3 sens figurés 31 culture de l'esprit, de l'âme. " Cultura animi philosophia est " La philosophie est la culture de l'esprit. Cicéron, action de cultiver quelqu'un, de lui faire sa cour33 action d'honorer, de vénérer, culte. En ce sens, comme Pierre Legendre le fait remarquer, il s'agit non pas de la religion officielle religio mais des petits cultes familiaux ancêtres, génie des lieux. Gaffiot et Bailly Dans un article très érudit Cultura Cicéron et l'origine de la métaphore latine , Antoinette Novara rappelle que les grecs classiques n'utilisent pas la métaphore de l'agri - culture pour la paideia. Philon d'Alexandrie - précisément un des classiques de la culture et des techniques de soi, auteur du traité De la vie contemplative sur la communauté des " Thérapeutes "- parlera de la " géorgique de l'esprit " " psuchès georgikè " ; mais Philon est postérieur à Cicéron et a probablement voulu traduire en grec l'invention latine. La métaphore originale est donc due à Cicéron. A. Novara remonte, en deçà de la célèbre citation des Tusculanes, au De finibus dans lequel Cicéron aurait " imaginé la fiction de l'auto-culture d'une vigne animée qui symbolise l'être humain ". Cette " auto-culture " qu'elle dégage du texte cicéronien est - on ne peut plus - proche de la " culture de soi ". Si cette interprétation était la bonne, il faudrait alors convenir que l'image fondatrice de la paideia comme culture coïncide précisément avec la conception de la culture comme culture de soi. 3/ Quelques enseignements personnels La liste classique des techniques de soi classique, c'est à dire identifiées à l'époque qu'étudient Foucault et Hadot comprend l'écriture comme écriture de soi, la lecture, la méditation, la déambulation marche concentrée, les retraites, régimes, entraînements. Parmi ces différents exercices, pratiques ou techniques de soi, figure donc, pour Michel Foucault comme pour Pierre Hadot, la lecture. Leurs références, jusqu'à un certain point, sont ici les mêmes Philon d'Alexandrie, Epictète, Sénèque. La lecture de Hadot, exercice intellectuel parmi les exercices spirituels, diffère cependant de la lecture, technique constitutive de la culture de soi, chez Foucault. Dans le premier cas, les exemples pratiques de lecture sont assez classiques lecture des sentences, explication de textes philosophiques, leçon professorale, jusqu'à l'éxégèse, littérale ou allégorique, elle même définie comme exercice spirituel. Foucault a développé sa théorie de l'écriture de soi en attribuant un rôle très important aux hypomnemata, et, sur cette base, il propose une vision tout à fait originale de la lecture. Cette théorie est présentée dans L'Ecriture de soi 1983 qui reprend les éléments du Cours au Collège de France 3 mars 1982, transcris dans L'herméneutique du sujet . Dans ces deux textes, Foucault commente la lettre 84 de Sénèque à Lucilius qu'il présente comme un véritable traité de la lecture. L'art de lire de Sénèque s'appuie sur les hypomnemata, des aide-mémoire, individuels ou collectifs, le plus souvent sous forme de tablettes. Sénèque conseille de recopier sur ces tablettes des extraits des textes lus, de les classer, et de bien les " digérer " afin de les faire passer " dans notre intelligence, non dans notre mémoire ". L'interprétation de Foucault est d'abord centrée sur le lien entre lecture et méditation. La fin de la lecture philosophique n'est pas de prendre connaissance de l'œuvre d'un auteur. Il s'agit essentiellement par la lecture de donner une occasion de méditation " la constitution pour soi d'un équipement de propositions vraies, qui soit effectivement à soi ". Foucault insiste ensuite sur le rôle de l'écriture. Il semble bien avoir pensé que le lien lecture/ méditation passait nécessairement par l'écriture de soi. Cette approche de la lecture comme technique de soi a grandement éclairé et contribué à réorienter les deux travaux sur la lecture que je menais parallèlement sur un maître de lecture du XIIème siècle, et sur la lecture numérique. En ce qui concerne Hugues de Saint Victor, le lien entre lecture et méditation, dont je voyais le rôle central dans le Didascalicon et d'autres textes s'éclairait de cette continuité mélétè/meditatio. Pour la lecture numérique, il apparaissait clairement que la lecture d'étude, celle dont je soutiens que le web ne la permet pas ou mal, doit être envisagée comme technique de soi, et plus généralement qu'elle participe de la culture de soi. La présentation faite à Ars industrialis, et le livre en préparation correspondent à cet éclairage nouveau, par exemple par rapport à l'étude remise en 2007 au ministère de la Culture. 4/ La Culture de Soi et Ars Industrialis Ars Industrialis s'approprie ces notions de technique de soi et de culture de soi. Je vais en donner trois exemples. Le premier est la conception des techniques de soi en tant que " technologies de l'esprit ", là où Michel Foucault part d'une coupure techniques de soi/ techniques du langage ou du pouvoir, bien qu'il accorde le plus d'importance à l'écriture, la lecture et la méditation. Ce point est évidemment crucial pour traiter tout ce qui relève des industries de l'information. Le deuxième est la théorie du " pharmakon ", de la technique comme poison et remède. La critique du pharmakon est inhérente à la technique de soi, comme le montre précisément le texte de Sénèque visé par Foucault. Au cours de la réunion, Sylvain Gauthier lira cet extrait où Sénèque critique les excès dans la lecture ou l'écriture. Pour le troisième point, je renvoie à la critique que Bernard Stiegler adresse à Michel Foucault sur l'école, à propos de la paideia qui est précisément le contexte historique des techniques de soi. Plus classiquement, on pourrait rappeler que la finalité de la cultura comme culture de soi est l'humanitas, ce qui ne s'intègre pas simplement dans les conceptions de Foucault. Pour Ars Industrialis, synthétiquement, la culture de soi et les techniques de soi, c'est, d'un point de vue négatif, ce que nous opposons à la confluence des industries culturelles, du marketing et des industries de l'information et, d'un point de vue positif, c'est au sens large une affaire de " design ", c'est à dire d'imagination, de conception et d'appropriation de ces techniques de soi. Evidemment, la liste de ces pratiques ou techniques de soi est différente de la liste classique qu'il faut " actualiser ". C'est un travail qu'Ars Industrialis devrait entamer. D'un certain point de vue, le noyau central semble bien être le même, d'où l'importance de la relation entre écriture/lecture/méditation. D'un autre point de vue, il paraît que toute technique ce pour quoi il faut une pensée générale de la technique peut être réorientée comme une technique de soi dès lors qu'elle est envisagée dans la perspective du souci de soi. L'art des jardins, au Japon, ou celui de la cuisine, en sont des exemples. Mais même l'observation ou le calcul, techniques apparemment caractéristiques de la connaissance objective, peuvent doivent être reprises dans cette perspective, dans un temps où l'expérience est industrialisée exemple des traders. Il y a certainement une question, que je ne fais que citer le rapport entre la culture de soi et la " doctrina ", c'est à dire entre la pratique et le contenu, sachant qu'en tout cas culture de soi n'est pas culture du " moi ". 5/ Eléments bibliographiques Platon, Alcibiade, Garnier Flammarion, 1999 deux autres éditions, Livre de poche et Belles lettres ; je ne sais pas quelle est la meilleure. Sénèque, Entretiens et Lettres à Lucilius , en particulier Lettre 84, édition Paul Veyne, Robert Laffont, Bouquins, 1993. Pierre Hadot, Exercices spirituels, Annuaire de la Vème section de l'EPHE, 1977, Un dialogue interrompu avec Michel Foucault, et Réflexion sur la notion de " culture de soi ", in Exercices spirituels et philosophie antique , éditions en 1987 et 1993 Institut d'études augustiniennes, dernière édition poche, Albin Michel, 2002 Pierre Hadot, Qu'est ce que la philosophie antique , en particulier chap 9, Gallimard, folio, 1995. Michel Foucault, L'herméneutique du sujet , présentation du cours au collège de France, 1982, repris dans " Dits et écrits ", Gallimard, 2001 Michel Foucault, L'herméneutique du sujet , transcription du cours au collège de France, en particulier cours du 6 janvier, du 3 février, et du 3 mars 1982, Gallimard, Le Seuil, 2001 Michel Foucault, Les techniques de soi, cours à l'université du Vermont, octobre 1982, publié dans " Technologies of the self ", 1988, repris dans " Dits et Ecrits II ", Gallimard, 2001 Michel Foucault, L'écriture de soi, in Corps écrit n° 5, 1983, repris dans " Dits et Ecrits II ", Gallimard, 2001 Michel Foucault, Usage des plaisirs et techniques de soiIn Le Débat, n°27, 1983, repris dans " Dits et Ecrits II ", Gallimard, 2001 ; préface à " L'usage des plaisirs ", Gallimard, 1984. Michel Foucault, La culture de soi, deuxième chapitre de " Le souci de soi ", Gallimard, 1984. Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, Galilée. Bernard Stiegler, Prendre soin de la jeunesse et des générations , en particulier chap 7 à 9, Flammarion, 2008 L'article d'Antoinette Novara, Cultura Cicéron et la métaphore latine, a été publié par Alain Michel dans le numéro 1 -mars 1986- du Bulletin de l'Association Guillaume Budé.
Il est bon de redire que l'homme ne se forme pas par l'expérience solitaire » Alain Penser c'est s'interroger sur le sens, la valeur et le fondement de nos affirmations. Par définition l'acte de penser est reprise critique des opinions, examen donc distanciation d'avec tout ce qui représente dans l'immédiat un risque d'aliénation pour l'esprit. Faire l'effort de penser ou conquérir la liberté de l'esprit c'est une seule et même chose. La question est de savoir si une pensée libre est une pensée solitaire. Le seul » de l'expression penser par soi seul » peut en effet connoter l'idée de fermeture à l'autre ; d'enfermement dans les frontières d'une particularité empirique. Si le sujet de la pensée est un ego coupé de toute forme de dialogue avec l'autre, s'il est soustrait à tout espace de délibération publique où s'affronte la pluralité des opinions humaines y a-t-il sens à concevoir ce sujet comme un sujet libre ? Et ce sujet ne s'abuse-t-il pas sur lui-même s'il croit être le sujet de sa pensée ? C'est d'ordinaire ce que les hommes prétendent. Ils imaginent qu'ils sont libres lorsqu'ils expriment leurs opinions et ils croient que celles-ci sont la manifestation d'une pensée personnelle. Or n'y a-il pas là une illusion ? En quoi la pensée solitaire est-elle une pensée aliénée, voire une absence de pensée ? Mais alors qu'est-ce que penser et pourquoi la pensée libre est-elle nécessairement dialogique ? Pour autant peut-on concevoir un acte de penser qui ne s'effectue pas dans la solitude d'une intériorité spirituelle ? Même quand j'examine avec l'autre ou que je déploie en public mon effort de penser n'est-ce pas moi-même et moi seul qui suis le sujet de ma pensée ? Si soi seul » signifie soi-même » penser ou penser librement n'est-ce pas nécessairement penser par soi-même ? méthode voyez comment l'introduction pose avec précision le problème en interrogeant l'énoncé. Le traitement dialectique de la question est annoncé dans les propositions en gras Une pensée solitaire est-elle une pensée libre Thèse Non c'est une pensée aliénée. Alors en quoi consiste la pensée ? Un processus dialogique antithèse une pensée libre est une pensée ouverte sur l'altérité. Dépassement la contradiction s'explique par une confusion penser par soi seul » n'est pas synonyme de penser par soi-même » 1 une pensée solitaire est une absence de pensée ou une pensée aliénée. Il y a plusieurs types de solitude et il ne faut pas confondre celle que l'on recherche pour différentes raisons et celle à laquelle certains sont condamnés parce qu'ils sont privés de tout contact humain. La première est volontaire, la seconde subie. Dans l'une on se retire momentanément du commerce avec les autres, dans l'autre ce mouvement de repli n'a aucun sens car elle est synonyme d'isolement. Ainsi, si la solitude choisie est toute bruissante de la présence des autres dont elle tire sa richesse et sa fécondité, l'autre correspond à un état déshumanisant, condamnant celui qui y est soumis au désert intérieur et à une forme de nuit. Les capacités mentales exigeant certaines conditions pour pouvoir s'exercer, il est urgent de comprendre qu'une pensée solitaire est une contradiction dans les termes. Elle équivaut à une absence de pensée. En effet La pensée implique le langage or le langage renvoie à la nature fondamentalement sociale de l'homme. Nous parlons à d'autres qui nous parlent. Sans la présence des autres qui nous apprennent à parler et au milieu desquels nous développons nos aptitudes humaines nous ne devenons pas un homme sur le plan mental. Privé des apprentissages linguistiques, des échanges humains l'enfant est condamné à l'hébétude intellectuelle. Ce qu'illustre l'exemple de Victor, l'enfant sauvage de l'Aveyron. La description qu'en fait le savant Itard souligne son inertie mentale. Il est bien ce que Rousseau avait analysé de manière purement spéculative un animal stupide et borné ». Victor ne pense pas davantage qu'il ne parle. L'illusion consiste à croire que la pensée préexiste au langage, qu'il y a une pensée intérieure, extérieure aux mots. En réalité on pense dans des mots parce qu'en dehors des signifiants qui les visent les signifiés n'ont aucune réalité pour nous. Or les mots sont une institution sociale. Mais apprendre une langue, être formé dans un milieu culturel, c'est apprendre une manière de penser le réel comme la société à laquelle j'appartiens le pense. Ainsi quand je crois penser tout seul ou quand je crois que ce que je pense spontanément est l'expression de ma pensée personnelle je témoigne seulement que je n'ai pas conscience d'être le produit de divers conditionnements sociaux. Je les ai si bien intériorisés qu'ils sont devenus des habitus » selon la formule de Bourdieu. Le sociologue appelle ainsi des dispositions de pensée ou d'action, héritées du milieu social mais si bien assimilées qu'elles sont vécues comme naturelles. Il s'ensuit que le soliloque d'une pensée spontanée est la caisse de résonance de ce que Platon appelle la caverne. > conclusion-transition Il n'y a pas de véritable pensée solitaire. Coupé de tout commerce avec les hommes, l'homme n'éclot pas comme sujet pensant. Il ne prend possession de ses aptitudes intellectuelles qu'au sein d'un milieu social. Mais ce milieu commence par le conditionner. Ses premières pensées sont donc des opinions et il n'y a pas de pensées personnelles en ce sens. D'une part parce qu' opiner n'est pas penser, d'autre part parce que le sujet d'une opinion n'est pas le sujet pensant c'est tout ce qui, à son insu, le détermine et l'aliène. Alors qu'est-ce que penser et pourquoi la présence des autres affleure- t elle toujours dès qu'il y a activité pensante ? 2 Une pensée libre est une pensée dialogique. Penser c'est examiner, interroger parce que quelque chose fait problème pour l'esprit. Or si le réel est en soi matière à étonnement, ce qui l'est encore plus c'est la multiplicité et la diversité des interprétations humaines d'une même réalité. L'esprit ne se sent pas chez lui dans un monde où l'on peut dire une chose et son contraire de quoi que ce soit. La contradiction est un scandale pour un esprit qui se respecte lui-même car un principe fondamental de la raison humaine est l'exigence de non contradiction. L'expérience de la contradiction est ainsi un puissant aiguillon de la pensée, ce qui la met en demeure de s'exercer. Mais seul peut contre-dire un autre sujet pensant. Il s'ensuit que c'est au milieu des autres, qu'on peut être en situation de s'éveiller à l'effort de penser. Le penseur n'est pas un solitaire, c'est un être en débat avec lui-même parce qu'il est en débat avec les autres, même si ceux-ci ne sont pas présents physiquement. La pensée ne peut pas être solitaire non plus au sens où elle a besoin de l'accord des esprits pour s'assurer d'elle-même. Qu'est-ce, en effet, qui nous sauve de l'arbitraire d'une mythologie personnelle, de la clôture de ce que Kant appelle une singularité logique » ? C'est l'accord des autres sujets pensants. Le seul caractère général de l'aliénation est la perte du sensus communis et l'apparition d'une singularité logique sensus privatus ; par exemple un homme voit en plein jour sur sa table une lumière qui brûle, alors qu'un autre à coté de lui ne la voit pas ; ou il entend une voix qu'aucun autre ne perçoit. Pour l'exactitude de nos jugements en général et par conséquent pour l'état de santé de notre entendement, c'est une pierre de touche subjectivement nécessaire que d'appuyer notre entendement sur celui d'autrui sans nous isoler avec le nôtre, et de ne pas faire servir nos représentations privées à un jugement en quelque sorte public » Anthropologie du point de vue pragmatique. Aliéné, dit Kant, celui qui prétend qu'on peut penser tout seul. Il faut frotter sa cervelle à celle d'autrui et se soucier de l'accord des esprits pour échapper à la folie. Le présocratique Héraclite disait de même Pour les éveillés il y a un monde un et commun. Mais parmi ceux qui dorment chacun s'en détourne vers le sien propre » Fragment 89 Le début du fragment 114 dit aussi Ceux qui parlent avec intelligence, il faut qu'ils s'appuient sur ce qui est commun à tous... » La pensée ne peut donc pas être solitaire parce qu'elle vise la vérité, or la vérité est reconnaissable par un autre sujet pensant ou elle n'est pas la vérité. Voila pourquoi toute prétention à l'universel exige selon la seconde maxime kantienne de penser en se mettant à la place de tout autre ». La pensée solitaire est une pensée étriquée, étroite ; c'est une caricature de pensée. La pensée est une pensée élargie ou elle n'est pas une pensée. >conclusion-transition Ces analyses pointent la dimension dialogique de la pensée. C'est pourquoi la dialectique est la démarche de la philosophie et la pensée le dialogue de l'âme avec elle-même » Platon Dans l'acte de pensée je ne suis ni un, ni seul, je suis plusieurs et je me fais à moi-même les objections que d'autres me feraient s'ils étaient présents. Je fais le détour par l'altérité parce que je cherche la vérité or la vérité n'est ni en moi ni en toi. Elle est notre bien commun. Quand nous voyons l'un et l'autre que ce que tu dis est vrai, quand nous voyons l'un et l'autre que ce que je dis est vrai, où le voyons-nous je te le demande ? Assurément ce n'est pas en toi que je le vois, ce n'est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons l'un et l'autre dans l'immuable vérité qui est au-dessus de nos intelligences » écrit St Augustin. Les Confessions, XII, XXV, 35, Pléiade I, p. 1079. Le vrai dialogue est ainsi une relation à l'autre médiatisée par un tiers, ce tiers étant la transcendance du vrai. Il s'ensuit que la pensée libre n'est jamais la pensée solitaire, ignorante ou négatrice de l'altérité. C'est la pensée ouverte, s'effectuant dans l'horizon de l'universalité, l'universel étant ce qui dépassant la contradiction du moi et du toi permet de faire triompher le nous. Et pourtant si un "nous" peut advenir, cela ne peut jamais être autrement qu'à travers l'activité d'un moi. On ne peut penser que par soi-même et c'est parce que soi-même » ne doit pas être confondu avec soi seul » qu'il est possible de dépasser la contradiction qui faisait débat. 3 Penser c'est penser par soi-même et penser par soi-même c'est à la fois être seul et porter l'autre en soi. Nul ne peut penser à ma place l'intentionnalité pensante procède bien d'une intériorité personnelle. Il est même si vrai que la pensée est un acte solitaire qu'il faut souvent se recueillir dans son for intérieur pour penser vraiment. D'où la tendance des grands penseurs à faire retraite pour réfléchir sereinement. Montaigne se retire dans sa bibliothèque et Descartes s'isole en Hollande dans un poêle » pour écrire ses méditations. La solitude favorise l'attention et nous sauve de ce qui parasite souvent la rectitude de la pensée dans le dialogue avec l'autre le désir de plaire, la tentation de dominer ou de briller. Alain écrivait en ce sens L'homme pense en solitude et en silence devant les choses seulement. Dès que les hommes pensent en réunion, tout est médiocre. Pourquoi ? Parce que le souci de persuader et l'ardeur de contredire vont contre toutes les règles de l'investigation ». D'où le paradoxe la solitude est propice à la rigueur de la pensée puisqu'on ne pense jamais mieux que dans le retrait du commerce avec les autres pourtant cette même solitude serait le tombeau de la pensée si elle n'était pas irriguée par la présence des autres. C'est que le sujet d'un véritable acte de pensée est le sujet rationnel. Or la raison n'advient en chacun de nous que par de nombreuses médiations. Il y faut une solide formation intellectuelle, l'inscription dans un milieu social où la pluralité des opinions a droit de cité, une fréquentation de la pensée des grands maîtres, ceux sans lesquels il est difficile de nous approprier notre propre pouvoir de penser. On voit par là que les autres sont omniprésents dans le processus nous permettant de nous conquérir contre tout ce qui nous aliène. Il s'ensuit que le sujet qui déploie son mouvement dans la solitude d'un effort personnel n'est pas un ego coupé des autres. Il n'est lui-même qu'autant que grâce aux autres, il a découvert en lui la raison commune. Voilà pourquoi penser c'est bien penser par soi-même mais être soi- même c'est à la fois être seul et ouvert sur l'altérité. Conclusion générale La pensée libre est la pensée réfléchie et nul ne peut véritablement se mettre à distance de soi sans la médiation de l'autre. On ne commence pas par être le sujet de sa pensée on le devient. La pensée ne s'assure de la vérité que dans un effort personnel et dans la solitude d'un esprit en débat avec lui-même. Mais ce débat intérieur est la dramatisation du débat avec l'autre. Le sens grec du mot logos le dit éloquemment. Logos c'est à la fois la parole et la raison. Tant que notre parole n'est pas discours cad parole sensée, parole universellement communicable elle n'est pas encore parole véritablement humaine. Elle a l'arbitraire de ce qui renvoie au puéril ou au fanatisme. Elle n'est pas parole rationnelle et raisonnable. D'après Hegel, l'homme commence par une opinion personnelle, plus ou moins cohérente qu'il dénomme mythe. C'est le stade du monologue. L'idée de vérité n'est pas encore présente ou du moins explicitée. Mais les opinions bientôt se heurtent, le mythe en rencontre d'autres, les monologues s'opposent. Sous une forme ou sous une autre c'est le triomphe de la violence. Mais il arrive aussi qu'au lieu d'imposer leurs opinions par la force les hommes les confrontent, les discutent. C'est le passage du mythe à la science, du monologue au dialogue. La discussion fait la transition du barbare au philosophe, du pré homme à l'être proprement humain » Jean Lacroix Le sens du dialogue
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